Elle, désemparée dans un monde qui n'en voulait plus.
Elle, digne et aimante.
Elle, souriante et sans espoir
Ça me crevait les yeux.
Elle semblait tout porter à bout de bras, comme tenue par un fil sur le point de lâcher.
Elle débordait d'amour pour cet enfant, bien coiffé, bien propre, dans ce pantalon bien trop petit, dans ce pull bien trop usé. Je baissais les yeux et apercevais des chaussures éculées qui laissaient dépasser un bout d'orteil de 5 années ...
Elle le conduisait à l'école, ils venaient de traverser Paris depuis le foyer où ils avaient dormi la veille, pour aller à l'école...
Je l'ai entendu lui dire de bien travailler, de bien écouter sa maitresse, de bien profiter de son repas de midi et de ne pas oublier de reprendre du pain pour le soir.
Il a dit : "oui Maman"
Elle a dit : "à plus tard, je serai là à 4h mon amour ..."
Moi, j'ai peur et j'avoue ne pas savoir :
combien de temps encore elle tiendra debout,
combien de temps encore elle sera au rendez vous ...
M'éveillant un beau matin aux côtés d'un volcan éteint, ronflant, sans activité, je m'interrogeais sur l'absence de secousses sismiques dans ma chambre et remontais mentalement à la Pangée de nos sentiments.
C'était la période où nous ne formions qu'un bloc soudé dérivant ensemble sans failles intérieures, sous nos manteaux bouillonnaient nos sangs de lave, nous débordions d'activités, sans cesse en mouvement.
Mais les saisons se succédaient fissurant la croûte de nos vies au fil de nos évolutions à grands coups de révolutions.
Nous nous heurtions, entrions en collisions et inéluctablement dérivions.
Nous façonnions, de ci de là, entre nous, de petites collines d'indifférence, des vallées de solitude et des flaques de larmes. Elles nous séparaient doucement jusqu'à devenir de gigantesques montagnes de froideur, des canyons d'isolement, et des océans de chagrins salés.
Nous commencions peu à peu à connaître une période glaciaire et n'échappions pas à l'Eros érosion aux changements d'atmosphère...
Et l'amour volcanique devint de glace.
Dans cette dérive des sentiments nous bâtissions chacun de nouveaux mondes, distants, de nouveaux environnements, usant nos dernières ressources pour rapprocher une fois encore les pôles opposés.
Mais nous n'étions juste pas fait pour le développement durable(...)
Elle s'est approchée de moi doucement
Elle se tortillait, hésitante
Je lui ai demandé si elle avait quelque chose à me dire
Elle a penché la tête sur le côté et m'a dit :
"J'ai de la peine maman"
Je lui ai fait signe de s'approcher
ai ouvert tout grand mes bras
puis l'ai serrée très fort contre moi
Alors qu'elle avait sa joue sur mon coeur
je lui ai proposé de m'en parler
Elle a dit :
" Parfois les grands
ça oublie de se parler
puis ça oublie de s'aimer
et ça fini par se quitter
Et moi...
Et moi, je suis toujours ici et là-bas
Mon amour sur les bras
Une semaine pour toi
une semaine pour papa
Et moi...
Et moi, j'ai peur
la semaine où je ne suis pas là
qu'on oublie de m'aimer
et qu'on finisse par me quitter. "...
Je me libérais des draps roses parfumées de lavande, je rejoignais par le couloir aux volets clos la petite cuisine familiale. Je m'attablais en silence, la paupière encore gonflée de cette sieste estivale, la nuque humidifiée à la chaleur de mon oreiller et la joue creusée de plis.
J'attendais silencieuse et immobile ma récompense.
Mon trophée glacé, mon esquimau si convoité...
Savoureuse compensation pour ma collaboration à m'éteindre deux heures durant chaque après midi, sans opposer la moindre résistance, sans un souffle de mécontentement, sans le moindre signe d'agacement.
Je lui offrais en échange, du bâtonné croquant, ce moment de liberté.
Deux petites heures où elle se libérait de mes demandes enfantines, de mes exigences puériles, deux heures où elle dégageait ses jupons de la dépendante présence de mes quatre ans.
Je ne savais pas ce qu'elle faisait de ce temps, tantôt je l'entendais rire, tantôt chuchoter, souvent fermer la porte d'entrée, et me laisser à la surveillance de Morphée.
J'apprivoisais à ma façon le soleil et le temps.
Je m'allongeais lorsque les persiennes laissaient la lumière frapper le marbre de mon chevet. J'attendais que glisse l'aiguille lumineuse, il était enfin l'heure dès que la clé de l'armoire brillait.
Guidée par ma seule gourmandise, je reprenais ma vie mise deux heures en suspens, et la recommençais chaque jour à cet instant là : Elle avait un gout... chocolat !
Au moins le mardi je rentrais avec ma bulle en dictée, mais j'avais fait quelque chose, trop de fautes certes... Mais c'était déjà quelque chose.
Madame Poireau, elle avait toujours de ces idées pour les rédactions !
Comment j'allais m'en sortir cette fois-ci ?
Je fixais ma feuille de cahier jusqu'à ce que les lignes vides s'emmêlent, s'entrechoquent et se troublent. Je mâchouillais mon crayon de bois à l'en décaper, à en avoir les lèvres constellées d'éclats de vernis verts.
Comment pourrais-je commencer un devoir sur : « Votre père et vous. » ?
Elle le faisait vraiment exprès cette vieille chouette à lunettes !
Je pouvais en écrire des tas de choses sur plein de sujets, j'en avais des tonnes de bonnes histoires !
Pourquoi elle ne demandait jamais rien sur les animaux ?
Du style : « Vous et votre animal... »
J'aurais pu parler de poissons, de mes Jojo successifs, les stupides globuleux rouges, qui tournaient en rond toute la journée. Jojo n°1 l'infatigable nageur, qui ondulait crânement sa nageoire en tsar du bocal alors qu'il trainait de longues heures durant sa saucisse de crottes grises aux fesses avant d'arriver à s'en détacher.
Je pouvais raconter comment Jojo n°3 avait gonflé comme une baudruche à en avoir les écailles en piquants, une vraie râpe à fromage pedigree goldfish !
J'en connaissais, moi, du sensationnel, du merveilleux...J'en aurais trouvé des jolis mots pour faire durer le suspense... Si au moins, on m'avait demandé de rédiger sur mes Jojo !
Ou alors un sujet sur « Vous et votre oncle. », ça, au moins j’en avais un !
Tonton Greg c'était le meilleur des meilleurs. Il me racontait des histoires de grenouilles qui pouvaient fumer à s'en faire éclater. Des histoires de suppositoires qu'il me suffisait de rouler dans de la poussière de craies, et déposés incognito prés du tableau noir pour qu'immanquablement le prof se mette à écrire avec...
Enfin, tout un panel de fabuleuses histoires à mettre dans une rédac...!
Là, je devais me mettre à inventer ...
J'allais encore passer pour l'idiot qui en faisait trop. Mais je préférais ça.
Il valait mieux être un idiot, qu'un handicapé amputé du père(...)
Merci à toi, Pastelle de laisser tes lumières de l'ombre embellir mes mots, leurs souffler des idées, leurs donner de la couleur puis les laisser s'envoler ...
Et bien elle est morte... pas plus tard qu'hier, comme ça, d'un coup !
La peu chère d'elle, et dire que je n'ai jamais cru qu'elle était malade ...
Du coup, je vais aller à son enterrement, c'est jeudi.
On avait rien de prévu.
Ca va me faire sortir un peu. Il fait beau je vais prendre l'air et avec un peu de chance la Simone sera là.
Je rigole bien avec Simone. La dernière fois c'était pour les funérailles d'Yvon, en juin. Si tu nous avais vu ! Ha, la, la... Ma foi, on a bien ri !
En plus, ils ont pas été radins les enfants d'Yvon, ils nous ont payé le coup après la cérémonie. Faut dire qu'on avait du mérite. Y être allés sous un cagnard pareil !...
Je me sentais toute déshydratée à la fin. Je me suis même dit que si ça continuait comme ça, le curé allait faire des heures sup !...
Ben tu vois, on a tous tenu le coup ! Comme quoi c'était pas pour cette fois ...
T'as vu, les petits sont pas venus dimanche.
Je te l'avais dit !
Ils ont pourtant une nouvelle auto maintenant.
Ils ont dit qu'ils avaient pas le temps... Ah, les jeunes, ils sont toujours occupés, mais quand même, c'est un peu dommage, je languis de les voir...
Allez viens ma belle, j'ai partagé ma tranche de jambon, on va se régaler !
Heureusement que t'es là toi, on se comprend toutes les deux !
On s'aime, hein ?...
Ho, mais oui on s'aime, on se comprend...