Cette petite phrase revenait sans cesse, comme le refrain de son existence.
L'adage de son être, pour se résumer, pour se convaincre, pour me convaincre.
Elle me l'accommodait à toutes les situations, en faisait la conclusion à toutes mes questions.
Je finissais par les prononcer mentalement avant de les entendre, avant qu'elle ne les soupire en un souffle monocorde, ses sept syllabes.
C'était son petit tic verbal à elle, sa bouée de mots dans le vide océan de sa vie.
Son " On était pas malheureux ..."
Je lui demandais de me raconter la guerre, la privation, de me parler de l'amoureux qu'on lui avait choisi, de ses journées au rythme du soleil, des vendanges et du potager, de cette vieille calèche dans le fond de la grange, de ce vase en éclat d'obus sur le buffet...
Avec des mots simples, elle mettait fin à la discussion.
"Tu sais la guerre, je ne me souviens pas bien , et puis, ici à la ferme on ne manquait de rien. On était pas malheureux..."
" Tu sais ton arrière grand-père Albert c'était un gentil garçon, il avait été gazé dans les tranchées, bon travailleur, avec lui je n'ai manqué de rien. On était pas malheureux..."
"Le travail de la terre c'est dur, on peut en être fier, on devient pas riche, mais au moins on meurt pas de faim, et puis, on avait pas besoin de grand chose. Tu sais ......on était pas malheureux."
Avec le temps, sillonnant ma propre route, à la lumière de mes désirs, de mes espoirs, à la douleur des mes renoncements, de mes échecs, cette petite voix de mon passé, ce petit refrain revenait résonnant, me hantant.
Je m'en voulais de mes insatisfactions de ma quête de bonheur.
Au jour dernier, assise sur le bord de son lit, à quelques battements du noir, je comprenais enfin.
Nous la savions toutes les deux sur le départ, elle a demandé si j'étais heureuse.
En une exclamation je lui ai dit :" Oh, Oui !" il me semblait que je le lui devait bien ce "Oui" sans appel fier et assuré.
Elle m'a regardé longuement, puis, très calmement sur un ton que je ne lui connaissais pas avec une tendresse mêlée de regrets résignés, elle a murmuré :
" Ça c'est bien. Ça me fait plaisir.
Être pas malheureux, tu sais,
ça ne remplit pas une vie, mais ça m'a suffit."